Amiante : procès dun désastre humain et sanitaire
Bien que déclaré dangereux dès 1906, lamiante, longtemps utilisé comme isolant, a fait des milliers de victimes avant dêtre interdit dans certains pays. Regroupées en associations, les victimes se battent pour demander réparation et exiger son interdiction partout dans le monde.En un siècle, les industriels occidentaux ont répandu 200 millions de tonnes damiante sur la planète, et lOrganisation mondiale de la santé laffirme 100?000 personnes vont mourir chaque année dans le monde à cause de ce matériau. On sait par ailleurs que la dépollution est aussi onéreuse que dangereuse.
Non seulement lamiante na pas été interdit partout, mais une nouvelle catastrophe sanitaire et écologique est à prévoir, car sa production est repartie à la hausse. La Russie, lInde, la Chine, le Brésil et les pays émergents auront aussi droit à leurs asbestoses, leurs mésothéliomes, leurs plaques pleurales.
Des associations de victimes françaises et italiennes se sont rencontrées à Casale Monferrato, petite ville dItalie ravagée par lamiante, pour échanger leurs expériences dans le combat quelles ont engagé pour leur droit à une réparation du mal subi. En effet, plus de 3?000 victimes, principalement de Casale Monferrato, ont porté plainte contre la multinationale Eternit devant le parquet de Turin. Pour la première fois les barons de lamiante vont devoir expliquer comment ils ont érigé leurs fortunes en empoisonnant des hommes.
Jacqueline Roz-Maurette
Témoignages croisés sur des vies brisées
Les victimes de lamiante, quelles soient françaises ou italiennes, parlent le même langage : celui de la souffrance, du sentiment dinjustice. Celui qui exige réparation. Rencontre à Casale Monferrato entre anciens salariés dEternit.« Cette rue déserte, ces rideaux de fer baissés et, au bout, ces usines fermées, ces demeures abandonnées, cest limage de la mort. De toute cette vie empoisonnée par Eternit. » Elle est vraiment lugubre, cette rue de Casale Monferrato. La petite ville du Piémont fut le fief historique dEternit et abrita les plus grandes cimenteries dItalie. Lugubre, le sarcophage en béton recouvrant les fondations de ce qui fut une usine de 90 000 mètres carrés qui faisait vivre expression malheureuse quelque 3 500 travailleurs.
« Lugubre » : Henri Desgrange, ouvrier retraité de lusine Eternit de Vitry-en-Charollais, atteint dasbestose, répète plusieurs fois ce mot. De 1956 à 1993, il a meulé, scié, tourné, ajusté des tuyaux, des plaques, des tuiles damiante-ciment. Empoisonnée aussi par lamiante, son épouse, Odette, emportée par un mésothéliome à soixante ans, morte davoir secoué, lavé les bleus pleins damiante de son mari.
Les mêmes mensonges
Et même si, au détour dune phrase, dun souvenir, la tristesse rend son regard lointain, ce militant du Comité amiante prévenir et réparer (Caper) de Bourgogne venu en délégation prend des notes, se renseigne, partage avec ses collègues dEternit en Italie, membres de lAssociation des familles victimes de lamiante de Casale Monferrato.
Anna Maria Giovanola, le souffle coupé par une asbestose, avait dix-neuf ans en 1955, lorsquelle est entrée chez Eternit. « Le médecin mavait dit que cétait sans danger. Aussi sûr que dêtre employé dans une banque. » « Ils nous ont fait les mêmes mensonges, reprend Henri. Quand on avait des visites, à Vitry, on nous donnait des tuyaux dun diamètre inférieur à usiner, ça faisait moins de poussière et on nous demandait de cacher les balais. » « Et les masques quand on en a eu , impossible de respirer avec. Ils étaient bouchés en quelques minutes. » Piero Ferrariz, lui, est entré à lusine à quinze ans. Il a dabord travaillé dans lépicerie située à lintérieur de lusine. Puis il a été embauché « à la chimie », où il testait la résistance des mélanges à base damiante provenant dUrss, du Canada ou de la mine voisine de Balangero. « Le matin, le train chargé de sacs de jute contenant lamiante était déchargé par les gars, payés au quintal. » Crocidolite, chrysotile : il a manipulé toutes les variétés damiante, quil est allé travailler jusquen Suisse, à Niederurnen, où Eternit « payait mieux ». La Suisse, où travaillait son oncle, mort à soixante-cinq ans, deux jours avant la retraite, les poumons « pétrifiés » par lamiante.
De lamiante, il y en a partout
« Regarde le toit en ardoises damiante-ciment, jai le même à Vitry. Cétait un avantage dEternit : on avait droit à un toit gratuit maintenant ça coûte une fortune pour lenlever », ironise, amer, Henri. Cest comme ici, à Casale, on pouvait utiliser des déchets de fabrication pour pratiquement rien, 100 lires le quintal. Du coup, il y en a partout, dans lisolation des greniers, les allées des jardins, jusque dans les cabanes à lapins, témoigne Piero. Vous aussi vous récupériez les sacs ayant contenu de lamiante pour les pommes de terre ? Chiaro che si? ! »
« Cest fou, on ne savait pas pour lamiante? ; on savait un peu quil y avait dautres usines Eternit », résume Henri. Ils se connaissent depuis quelques heures. Eternit, en ravageant leurs vies, les a rapprochés. « Ce nest pas normal quils ne soient pas mieux indemnisés », sindigne Henri, qui réexplique comment fonctionne, en France, le système de réparation du préjudice amiante. « Je ne regrette pas dêtre venu, conclut-il. Et ce procès quils intentent aux patrons dEternit, il faut quils le gagnent. Pour nous tous. »
Jacqueline Roz-Maurette
Tous étaient touchés
Des églises baroques, une forteresse médiévale, un marché qui sanime en fin de semaine, et tout autour des villages où les vignes le disputent aux superbes villas. Il pourrait faire bon vivre à Casale Monferrato. Comme dans les communes alentour. Mais lamiante est passé par là. Très tôt, dès 1907. La plus grande mine damiante dEurope de lOuest, Balangero, nest quà quelques kilomètres. Chaque jour, le train traversait la ville avec son chargement damiante italien, russe ou autre, alimentant jusquen 1986 Eternit mais aussi dautres usines de produits à base damiante : garnitures de freins, textiles, etc.Pour les seules villes de Casale Monferrato et Cavagnolo, lamiante est à lorigine de 1 400 décès. Il recouvre les toits, les bardages, a été répandu dans les jardins, a servi disolant, les moindres chenaux, conduites deau sont en Fibrociment Résultat : 600 victimes, dites « environnementales », nont jamais travaillé à lusine, pas plus quaucun membre de leur famille.
900 000 mètres carrés de bâtiments publics ou privés, des centaines de maisons bourrées de poudre damiante comme isolant sont à désamianter. Un coût que supportent pour partie les communes, lEtat et la région du Piémont, lesquels entendent bien faire payer cette facture-là, estimée à 36 millions deuros, aux propriétaires et actionnaires dEternit, en se portant parties civiles.
Jacqueline Roz-Maurette
La fibre mortelle se porte bien
Tous les ans, 100 000 décès dans le monde sont imputables à une exposition à lamiante. Et pourtant, après un fléchissement, la production et lutilisation de lamiante tendent à croître. Au premier rang de ce marché du mésothéliome et du cancer de la plèvre, la Russie et les pays émergents.En février, le Congrès du travail du Canada (Ctc), principale organisation syndicale canadienne, renonçait à lancer un appel à linterdiction de lexploitation minière de lamiante au Canada. La décision concerne 700 mineurs au Québec, un des pays où lon compte le nombre le plus élevé de mésothéliomes, un cancer provoqué par lamiante.
Mais elle concerne aussi et surtout les pays vers lesquels le Québec exporte aujourdhui 97 % de sa production : lInde, lIndonésie, le Pakistan. Et, quand bien même les mineurs canadiens travailleraient comme ils limaginent, à tort dans des conditions sanitaires excluant tout danger, chacun sait quil nen va pas de même dans les pays importateurs. Lun des plus grands syndicats indiens, le All India Trade Union Congress, en appelle au Congrès du travail du Canada pour quil révise ses positions et se range à ses côtés contre les propriétaires et actionnaires de lindustrie de lamiante. Pour linstant, en vain. Et encore, le Canada nest aujourdhui que le troisième producteur mondial. Loin derrière la Russie.
Une production en hausse
Les représentants des syndicats russes, lors de la dernière réunion, en début dannée à Vienne, de la Fédération des syndicats du bois et de la construction, nont pas hésité à affirmer que lamiante était « nécessaire pour les pays pauvres » et que rien nétait « scientifiquement prouvé », rapporte Annie Thébaud-Mony, porte-parole pour la France de lorganisation internationale Ban Asbestos.
« La production damiante est de nouveau en augmentation dans le monde », souligne-t-elle. En effet, les industriels de lamiante nont pas renoncé. Au fur et à mesure des interdictions dans les pays développés, ils ont revendu parcs de machines et licences. Ainsi, lorsque la famille Schmidheiny (Eternit suisse) sest retirée de la production de Fibrociment à Reggio nellEmilia, en Italie, en 1986, la famille Cuvelier (Eternit France) a racheté lusine, où elle a continué la production pendant trois années supplémentaires. La branche belge dEternit a fait de même jusquen 2004.
La production, qui tendait à diminuer depuis 1975, est de nouveau en hausse. En tête : la Russie, avec 700 000 tonnes, suivie par la Chine, avec près de 400 000 tonnes. (Ce pays nignore pourtant pas la toxicité de lamiante : ce sont fréquemment des condamnés qui travaillent dans les mines.) Puis le Canada (300 000 tonnes), le Brésil (200 000 tonnes), le Kazakhstan (185 000 tonnes). Les plus gros consommateurs sont la Russie, la Chine, le Brésil, lInde, la Thaïlande.
Sans oublier les 200 millions de tonnes damiante répandues sur la planète depuis que lon exploite le magic mineral. Le désastre écologique le dispute au désastre humain : lOrganisation mondiale de la santé estime que tous les ans 100 000 personnes décèdent dune maladie provoquée par une exposition à lamiante. Et ce nest pas fini.
Source chiffres : U.S. Geological Survey, Reston, Virginie.
Site Internet : www.minerals.usgs.gov/minerals
Jacqueline Roz-Maurette
Dans cet ouvrage cette somme devrait-on dire , Odette Hardy-Hémery, agrégée dhistoire, professeur émérite à luniversité Charles-de-Gaulle-Lille III, réussit à concilier la rigueur du chercheur en histoire contemporaine et lindignation citoyenne. A laide darchives et de la presse économique, elle analyse comment lindustrie de lamiante organise son expansion. Comment la loi du profit sérige en règle au mépris des connaissances scientifiques et, in fine, de la vie humaine. Le sous-titre de ce livre dense : « Aux sources du profit, une industrie du risque », est révélateur de langle de lauteur.Eternit et lamiante, 1922-2000, Presses universitaires du Septentrion, rue du Barreau, BP 199, 59650 Villeneuve-dAscq.
Site Internet : www.septentrion.com
1906 : Le médecin inspecteur du travail français Denis Auribault, alerté par le nombre important de décès chez les ouvriers dune filature damiante à Condé-sur-Noireau, fait le lien entre « les pneumoconioses, phtisies et scléroses du poumon » et lamiante.1930 : Le lien entre amiante et cancer du poumon est établi par lOffice central dinformation de Sa Majesté (Londres).
1955 : Communication de Richard Doll, un scientifique anglais, sur la mortalité par cancer du poumon chez les travailleurs de lamiante.
1964 : Aux Etats-Unis, IrvingSelikoff publie une étude épidémiologique montrant une surmortalité par cancer chez les ouvriers de lisolation.
1977 : Le principe de lusage contrôlé de lamiante lemporte. Les normes dempoussièrement en France sont dix fois supérieures à celles en vigueur en Grande-Bretagne.
1980 : La France est le premier importateur damiante en Europe.
1992 : Interdiction de lamiante en Italie.
1997 : Interdiction de lamiante en France.
2005 : Interdiction de lamiante en Europe.
2025 : Jusquà cette date, 100 000 Français mourront de lamiante, selon lInstitut de veille sanitaire. 72 pays seulement dans le monde ont interdit lamiante.
Jacqueline Roz-Maurette
Lenjeu : sanctionner la délinquance industrielle
Au terme dune instruction qui aura duré cinq ans, le procureur de Turin a demandé la mise en examen des propriétaires et actionnaires dEternit, responsables du drame de lamiante en Italie : le Suisse Stephan Schmidheiny et le baron belge Louis de Cartier de Marchienne. Ils risquent douze ans de prison et des amendes de plusieurs milliards deuros. Une première, pour un procès emblématique.Entretien avec Me Sergio Bonetto, avocat des victimes italiennes, et Me Jean-Paul Teissonnière, qui la rejoint sur ce dossier.
Pourquoi ce procès des hauts dirigeants dEternit est-il si important ?
Me Bonetto : La mise en examen des propriétaires et actionnaires dEternit au moment des faits revêt une importance considérable pour trois raisons. Par le nombre impressionnant de plaintes reçues, ce procès rend lisible lampleur du drame de lamiante. Pour la première fois, ce sont de hauts dirigeants qui comparaîtront, et non plus des directeurs italiens ou suisses. Enfin, ce procès a également une dimension internationale : Eternit, cétaient 72 centres de production, répartis dans le monde entier, que sétaient partagés ces grandes familles suisse, belge et française ! [Eternit France appartenait à la famille Cluvelier en participation avec la famille belge Emsens]Me Teissonnière : Nous considérons que la catastrophe de lamiante est une catastrophe mondiale, quil faut traiter aussi à léchelle internationale. Noublions pas que, en même temps que le procès de Turin, en France des procédures pénales sont en cours dinstruction.
Quand ce procès aura-t-il lieu ?
Me Bonetto : Le procureur Raffaele Guariniello, qui dirige la section spécialisée dans les délits du travail et a instruit laffaire, a clos linstruction en août dernier. Le procès devait avoir lieu au printemps. Il a été retardé à cause dun terrible accident du travail, dont sest trouvé chargé le procureur Guariniello : chez Thyssen-Krups, sept ouvriers ont péri brûlés en quinze minutes. Le procès devrait donc commencer vers la fin de lannée et se déroulera dans un contexte émotionnel très fort.On imagine que la partie sera rude ?
Me Bonetto : Stephan Schmidheiny, qui vit au Costa Rica, est la cinquième fortune suisse. Un staff dune dizaine davocats travaillent à plein temps pour lui. Pour nous, il y a vingt ans de travail. Nous avons un dossier solide. Pour leur malchance, les industriels suisses sont des gens méticuleux : tout était noté, centralisé. Par exemple, nous avons les preuves quen Suisse tous les échantillons damiante étaient contrôlés et que les productions étaient paramétrées en fonction des normes dempoussièrement, variables selon les pays.En France, contrairement à lItalie, maintes condamnations dindustriels pour faute inexcusable ont été prononcées par les tribunaux des affaires de la Sécurité sociale. Le fonds dindemnisation des victimes de lamiante fonctionne. Quattend-on dun procès au pénal qui, par ailleurs, tarde à venir ?
Me Teissonnière : Au-delà du problème de lindemnisation, lenjeu daujourdhui est de traiter la délinquance industrielle comme on a traité la délinquance routière. La délinquance routière reste une délinquance dimprudence, la délinquance industrielle est une délinquance de négligence intéressée. Les Anglo-Saxons ont déjà défini la notion de crime lucratif. Avec lamiante, nous sommes dans le domaine du crime lucratif. Il faut dimportants moyens pour mener de telles instructions, et le pôle de santé publique, que dirige le juge Marie-Odile Bertella-Geffroy, en manque, cest évident.Vous comptez sur un effet dissuasif ?
Me Teissonnière : Lindemnisation des victimes est un progrès du point de vue du droit social mais, le risque amiante ayant été réparti sur lensemble des entreprises y compris sur celles qui ne travaillaient pas lamiante, il y a une déresponsabilisation des acteurs industriels. Cette déresponsabilisation nuit à la prévention. Noublions pas quil existe dautres toxiques qui attentent à la santé des salariés. Il faut quil soit dit quil y a des sanctions.Me Bonetto : Des sanctions conséquentes. Outre douze ans de prison, les actionnaires et les administrateurs des sociétés risquent 1,5 million deuros damende par décès. Il faut que ce procès soit à hauteur du drame vécu à léchelon international. Dailleurs, nous sommes en train de préparer un forum permanent autour du palais de justice de Turin, où nous accueillerons les délégations de victimes de toutes les usines Eternit pendant le procès, qui devrait durer deux ans.
Jacqueline Roz-Maurette
Lintérêt du procès au pénal que les victimes françaises attendent est de reconstituer la chaîne des responsabilités jusquaux premiers coupables : les propriétaires et actionnaires des usines damiante. En France, seules les juridictions civiles, les tribunaux des affaires de la Sécurité sociale, ont reconnu quil y avait faute inexcusable, ce qui a ouvert la voie à lindemnisation. Les accusés sont en quelque sorte reconnus responsables mais pas coupables.