Mise en ligne le 2 avril 2008 sur le site de VIVA (www.viva.presse.fr) le magazine mutualiste (n° 232 d'Avril 2008)

Amiante : procès d’un désastre humain et sanitaire

Bien que déclaré dangereux dès 1906, l’amiante, longtemps utilisé comme isolant, a fait des milliers de victimes avant d’être interdit dans certains pays. Regroupées en associations, les victimes se battent pour demander réparation et exiger son interdiction partout dans le monde.

En un siècle, les industriels occidentaux ont répandu 200 millions de tonnes d’amiante sur la planète, et – l’Organisation mondiale de la santé l’affirme – 100?000 personnes vont mourir chaque année dans le monde à cause de ce matériau. On sait par ailleurs que la dépollution est aussi onéreuse que dangereuse.

Non seulement l’amiante n’a pas été interdit partout, mais une nouvelle catastrophe sanitaire et écologique est à prévoir, car sa production est repartie à la hausse. La Russie, l’Inde, la Chine, le Brésil et les pays émergents auront aussi droit à leurs asbestoses, leurs mésothéliomes, leurs plaques pleurales.

Des associations de victimes françaises et italiennes se sont rencontrées à Casale Monferrato, petite ville d’Italie ravagée par l’amiante, pour échanger leurs expériences dans le combat qu’elles ont engagé pour leur droit à une réparation du mal subi. En effet, plus de 3?000 victimes, principalement de Casale Monferrato, ont porté plainte contre la multinationale Eternit devant le parquet de Turin. Pour la première fois les barons de l’amiante vont devoir expliquer comment ils ont érigé leurs fortunes en empoisonnant des hommes.

Jacqueline Roz-Maurette


Rencontre en Italie

Témoignages croisés sur des vies brisées  

Les victimes de l’amiante, qu’elles soient françaises ou italiennes, parlent le même langage : celui de la souffrance, du sentiment d’injustice. Celui qui exige réparation. Rencontre à Casale Monferrato entre anciens salariés d’Eternit.

« Cette rue déserte, ces rideaux de fer baissés et, au bout, ces usines fermées, ces demeures abandonnées, c’est l’image de la mort. De toute cette vie empoisonnée par Eternit. » Elle est vraiment lugubre, cette rue de Casale Monferrato. La petite ville du Piémont fut le fief historique d’Eternit et abrita les plus grandes cimenteries d’Italie. Lugubre, le sarcophage en béton recouvrant les fondations de ce qui fut une usine de 90 000 mètres carrés qui faisait vivre – expression malheureuse – quelque 3 500 travailleurs.

« Lugubre » : Henri Desgrange, ouvrier retraité de l’usine Eternit de Vitry-en-Charollais, ­atteint d’asbestose, répète plusieurs fois ce mot. De 1956 à 1993, il a meulé, scié, tourné, ajusté des tuyaux, des plaques, des tuiles d’amiante-ciment. Empoisonnée aussi par l’amiante, son épouse, Odette, emportée par un mésothéliome à soixante ans, morte d’avoir secoué, lavé les bleus pleins d’amiante de son mari.

Les mêmes mensonges…

Et même si, au détour d’une phrase, d’un souvenir, la tristesse rend son regard lointain, ce militant du Comité amiante prévenir et réparer (Caper) de Bourgogne venu en délégation prend des notes, se renseigne, partage avec ses collègues d’Eternit en Italie, membres de l’Association des familles victimes de l’amiante de Casale Monferrato.

Anna Maria Giovanola, le souffle coupé par une asbestose, avait dix-neuf ans en 1955, lorsqu’elle est entrée chez Eternit. « Le médecin m’avait dit que c’était sans danger. Aussi sûr que d’être employé dans une banque. » « Ils nous ont fait les mêmes men­songes, reprend Henri. Quand on avait des visites, à Vitry, on nous donnait des tuyaux d’un diamètre inférieur à usiner, ça faisait moins de poussière… et on nous demandait de cacher les balais. » « Et les masques – quand on en a eu –, impossible de respirer avec. Ils étaient bouchés en quelques minutes. » Piero Ferrariz, lui, est entré à l’usine à quinze ans. Il a d’abord travaillé dans l’épicerie située à l’intérieur de l’usine. Puis il a été embauché « à la chimie », où il testait la résistance des mélanges à base d’amiante provenant d’Urss, du Canada ou de la mine voisine de Balangero. « Le matin, le train chargé de sacs de jute contenant l’amiante était déchargé par les gars, payés au quintal. » Crocidolite, chrysotile : il a manipulé toutes les variétés d’amiante, qu’il est allé travailler jusqu’en Suisse, à Niederurnen, où Eternit « payait mieux ». La Suisse, où travaillait son oncle, mort à soixante-cinq ans, deux jours avant la retraite, les poumons « pétrifiés » par l’amiante.

De l’amiante, il y en a partout

« Regarde le toit en “ardoises” d’amiante-ciment, j’ai le même à Vitry. C’était un avantage d’Eternit : on avait droit à un toit gratuit… maintenant ça coûte une fortune pour l’enlever », ironise, amer, Henri. – C’est comme ici, à Casale, on pouvait utiliser des déchets de fabrication pour pratiquement rien, 100 lires le quintal. Du coup, il y en a partout, dans l’isolation des greniers, les allées des jardins, jusque dans les cabanes à lapins, témoigne Piero. – Vous aussi vous récupériez les sacs ayant contenu de l’amiante pour les pommes de terre ? – Chiaro che si? ! »

« C’est fou, on ne savait pas pour l’amiante? ; on savait un peu qu’il y avait d’autres usines ­Eternit… », résume Henri. Ils se connaissent depuis quelques heures. Eternit, en ravageant leurs vies, les a rapprochés. « Ce n’est pas normal qu’ils ne soient pas mieux indemnisés », s’indigne Henri, qui réexplique comment fonctionne, en France, le système de réparation du préjudice amiante. « Je ne regrette pas d’être venu, conclut-il. Et ce procès qu’ils intentent aux patrons d’Eternit, il faut qu’ils le gagnent. Pour nous tous. »

Jacqueline Roz-Maurette


 Tous étaient touchés…
Casale Monferrato, ville martyre
Des églises baroques, une forteresse médiévale, un marché qui s’anime en fin de semaine, et tout autour des villages où les vignes le disputent aux superbes villas. Il pourrait faire bon vivre à Casale Monferrato. Comme dans les communes alentour. Mais l’amiante est passé par là. Très tôt, dès 1907. La plus grande mine d’amiante d’Europe de l’Ouest, Balangero, n’est qu’à quelques kilomètres. Chaque jour, le train traversait la ville avec son chargement d’amiante italien, russe ou autre, alimentant jusqu’en 1986 Eternit mais aussi d’autres usines de produits à base d’amiante : garnitures de freins, textiles, etc.

Pour les seules villes de Casale Monferrato et Cavagnolo, l’amiante est à l’origine de 1 400 décès. Il recouvre les toits, les bardages, a été répandu dans les jardins, a servi d’isolant, les moindres chenaux, conduites d’eau sont en Fibrociment… Résultat : 600 victimes, dites « environnementales », n’ont jamais travaillé à l’usine, pas plus qu’aucun membre de leur famille.

900 000 mètres carrés de bâtiments publics ou privés, des centaines de maisons bourrées de poudre d’amiante comme isolant sont à désamianter. Un coût que supportent pour partie les communes, l’Etat et la région du Piémont, lesquels entendent bien faire payer cette facture-là, estimée à 36 millions d’euros, aux propriétaires et actionnaires d’Eternit, en se portant parties civiles.

Jacqueline Roz-Maurette


Monde

La fibre mortelle se porte bien

Tous les ans, 100 000 décès dans le monde sont imputables à une exposition à l’amiante. Et pourtant, après un fléchissement, la production et l’utilisation de l’amiante tendent à croître. Au premier rang de ce marché du mésothéliome et du cancer de la plèvre, la Russie et les pays émergents.

En février, le Congrès du travail du Canada (Ctc), principale organisation syndicale canadienne, renonçait à lancer un appel à l’interdiction de l’exploitation minière de l’amiante au Canada. La décision concerne 700 mineurs au Québec, un des pays où l’on compte le nombre le plus élevé de mésothéliomes, un cancer provoqué par l’amiante.

Mais elle concerne aussi et surtout les pays vers lesquels le Québec exporte aujourd’hui 97 % de sa production : l’Inde, l’Indonésie, le Pakistan. Et, quand bien même les ­mineurs canadiens travailleraient – comme ils l’imaginent, à tort – dans des conditions sanitaires excluant tout danger, chacun sait qu’il n’en va pas de même dans les pays importateurs. L’un des plus grands syndicats indiens, le All India Trade Union Congress, en appelle au Congrès du travail du Canada pour qu’il révise ses positions et se range à ses côtés contre les propriétaires et actionnaires de l’industrie de l’amiante. Pour l’instant, en vain. Et encore, le Canada n’est aujourd’hui que le troisième producteur mondial. Loin derrière la Russie.

Une production en hausse

Les représentants des syndicats russes, lors de la dernière réunion, en début d’année à Vienne, de la Fédération des syndicats du bois et de la construction, n’ont pas hésité à affirmer que l’amiante était « nécessaire pour les pays pauvres » et que rien n’était « scientifiquement prouvé », rapporte Annie Thébaud-Mony, porte-parole pour la France de l’organisation internationale Ban Asbestos.

« La production d’amiante est de nouveau en augmentation dans le monde », souligne-t-elle. En effet, les industriels de l’amiante n’ont pas renoncé. Au fur et à mesure des interdictions dans les pays développés, ils ont revendu parcs de machines et licences. Ainsi, lorsque la famille Schmidheiny (Eternit suisse) s’est retirée de la production de Fibrociment à Reggio nell’Emilia, en Italie, en 1986, la famille Cuvelier (Eternit France) a racheté l’usine, où elle a continué la production pendant trois années supplémentaires. La branche belge d’Eternit a fait de même jusqu’en 2004.

La production, qui tendait à diminuer depuis 1975, est de nouveau en hausse. En tête : la Russie, avec 700 000 tonnes, suivie par la Chine, avec près de 400 000 tonnes. (Ce pays n’ignore pourtant pas la toxicité de l’amiante : ce sont fréquemment des condamnés qui travaillent dans les mines.) Puis le Canada (300 000 tonnes), le Brésil (200 000 tonnes), le Kazakhstan (185 000 tonnes). Les plus gros consommateurs sont la Russie, la Chine, le Brésil, l’Inde, la Thaïlande.

Sans oublier les 200 millions de tonnes d’amiante répandues sur la planète depuis que l’on exploite le magic mineral. Le désastre écologique le dispute au désastre humain : l’Organisation mondiale de la santé estime que tous les ans 100 000 personnes décèdent d’une maladie provoquée par une exposition à l’amiante. Et ce n’est pas fini.

Source chiffres : U.S. Geological Survey, Reston, Virginie.

Site Internet : www.minerals.usgs.gov/minerals

Jacqueline Roz-Maurette

 


 « Eternit et l’amiante, 1922-2000 »
Dans cet ouvrage – cette somme devrait-on dire –, Odette Hardy-Hémery, agrégée d’histoire, professeur émérite à l’université Charles-de-Gaulle-Lille III, réussit à concilier la rigueur du chercheur en histoire contemporaine et l’indignation citoyenne. A l’aide d’archives et de la presse économique, elle analyse comment l’industrie de l’amiante organise son expansion. Comment la loi du profit s’érige en règle au mépris des connaissances scientifiques et, in fine, de la vie humaine. Le sous-titre de ce livre dense : « Aux sources du profit, une industrie du risque », est révélateur de l’angle de l’auteur.

Eternit et l’amiante, 1922-2000, Presses universitaires du Septentrion, rue du Barreau, BP 199, 59650 Villeneuve-d’Ascq.

Site Internet : www.septentrion.com


 Amiante : repères  
1906 : Le médecin inspecteur du travail français Denis Auribault, alerté par le nombre important de décès chez les ouvriers d’une filature d’amiante à Condé-sur-Noireau, fait le lien entre « les pneumoconioses, phtisies et scléroses du poumon » et l’amiante.

1930 : Le lien entre amiante et cancer du poumon est établi par l’Office central d’information de Sa Majesté (Londres).

1955 : Communication de Richard Doll, un scientifique anglais, sur la mortalité par cancer du poumon chez les travailleurs de l’amiante.

1964 : Aux Etats-Unis, IrvingSelikoff publie une étude épidémiologique montrant une surmortalité par cancer chez les ouvriers de l’isolation.

1977 : Le principe de l’usage contrôlé de l’amiante l’emporte. Les normes d’empoussièrement en France sont dix fois supérieures à celles en vigueur en Grande-Bretagne.

1980 : La France est le premier importateur d’amiante en Europe.

1992 : Interdiction de l’amiante en Italie.

1997 : Interdiction de l’amiante en France.

2005 : Interdiction de l’amiante en Europe.

2025 : Jusqu’à cette date, 100 000 Français mourront de l’amiante, selon l’Institut de veille sanitaire. 72 pays seulement dans le monde ont interdit l’amiante.

Jacqueline Roz-Maurette


 Procès d’Eternit

L’enjeu : sanctionner la délinquance industrielle

Au terme d’une instruction qui aura duré cinq ans, le procureur de Turin a demandé la mise en examen des propriétaires et actionnaires d’Eternit, responsables du drame de l’amiante en Italie : le Suisse Stephan Schmidheiny et le baron belge Louis de Cartier de Marchienne. Ils risquent douze ans de prison et des amendes de plusieurs milliards d’euros. Une première, pour un procès emblématique.

Entretien avec Me Sergio Bonetto, avocat des victimes italiennes, et Me Jean-Paul Teissonnière, qui l’a rejoint sur ce dossier.

Pourquoi ce procès des hauts dirigeants d’Eternit est-il si important ?

Me Bonetto : La mise en examen des propriétaires et actionnaires d’Eternit au moment des faits revêt une importance considérable pour trois raisons. Par le nombre impressionnant de plaintes reçues, ce procès rend lisible l’ampleur du drame de l’amiante. Pour la première fois, ce sont de hauts dirigeants qui comparaîtront, et non plus des directeurs italiens ou suisses. Enfin, ce procès a également une dimension internationale : Eternit, c’étaient 72 centres de production, répartis dans le monde entier, que s’étaient partagés ces grandes familles suisse, belge – et française ! [Eternit France appartenait à la famille Cluvelier en participation avec la famille belge Emsens]

Me Teissonnière : Nous considérons que la catastrophe de l’amiante est une catastrophe mondiale, qu’il faut traiter aussi à l’échelle internationale. N’oublions pas que, en même temps que le procès de Turin, en France des procédures pénales sont en cours d’instruction.

Quand ce procès aura-t-il lieu ?

Me Bonetto : Le procureur Raffaele Guariniello, qui dirige la section spécialisée dans les délits du travail et a instruit l’affaire, a clos l’instruction en août dernier. Le procès devait avoir lieu au printemps. Il a été retardé à cause d’un terrible accident du travail, dont s’est trouvé chargé le procureur Guariniello : chez Thyssen-Krups, sept ouvriers ont péri brûlés en quinze minutes. Le procès devrait donc commencer vers la fin de l’année et se déroulera dans un contexte émotionnel très fort.

On imagine que la partie sera rude ?

Me Bonetto : Stephan Schmidheiny, qui vit au Costa Rica, est la cinquième fortune suisse. Un staff d’une dizaine d’avocats travaillent à plein temps pour lui. Pour nous, il y a vingt ans de travail. Nous avons un dossier solide. Pour leur malchance, les industriels suisses sont des gens méticuleux : tout était noté, centralisé. Par exemple, nous avons les preuves qu’en Suisse tous les échantillons d’amiante étaient contrôlés et que les productions étaient paramétrées en fonction des normes d’empoussièrement, variables selon les pays.

En France, contrairement à l’Italie, maintes condamnations d’industriels pour faute inexcusable ont été prononcées par les tribunaux des affaires de la Sécurité sociale. Le fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante fonctionne. Qu’attend-on d’un procès au pénal qui, par ailleurs, tarde à venir ?

Me Teissonnière : Au-delà du problème de l’indemnisation, l’enjeu d’aujourd’hui est de traiter la délinquance industrielle comme on a traité la délinquance routière. La délinquance routière reste une délinquance d’imprudence, la délinquance industrielle est une délinquance de négligence intéressée. Les Anglo-Saxons ont déjà défini la notion de crime lucratif. Avec l’amiante, nous sommes dans le domaine du crime lucratif. Il faut d’importants moyens pour mener de telles instructions, et le pôle de santé publique, que dirige le juge Marie-Odile Bertella-Geffroy, en manque, c’est évident.

Vous comptez sur un effet dissuasif ?

Me Teissonnière : L’indemnisation des victimes est un progrès du point de vue du droit social mais, le risque amiante ayant été réparti sur l’ensemble des entreprises y compris sur celles qui ne travaillaient pas l’amiante, il y a une déresponsabilisation des acteurs industriels. Cette déresponsabilisation nuit à la prévention. N’oublions pas qu’il existe d’autres toxiques qui attentent à la santé des salariés. Il faut qu’il soit dit qu’il y a des sanctions.

Me Bonetto : Des sanctions conséquentes. Outre douze ans de prison, les actionnaires et les administrateurs des sociétés risquent 1,5 million d’euros d’amende par décès. Il faut que ce procès soit à hauteur du drame vécu à l’échelon international. D’ailleurs, nous sommes en train de préparer un forum permanent autour du palais de justice de Turin, où nous accueillerons les délégations de victimes de toutes les usines Eternit pendant le procès, qui devrait durer deux ans.

Jacqueline Roz-Maurette


 

La situation en France
L’intérêt du procès au pénal que les victimes françaises attendent est de reconstituer la chaîne des responsabilités jusqu’aux premiers coupables : les propriétaires et actionnaires des usines d’amiante. En France, seules les juridictions civiles, les tribunaux des affaires de la Sécurité sociale, ont reconnu qu’il y avait faute inexcusable, ce qui a ouvert la voie à l’indemnisation. Les accusés sont en quelque sorte reconnus responsables mais pas coupables.