"La ballade du Clemenceau"

Transfert de risque vers les pays en développement

L'exemple du démantèlement des navires en fin de vie

Annie Thébaud-Mony et Henri Pezerat

European Asbestos Conference : Policy, Status and Human Rights

Parlement Européen, Bruxelles, 22/23 septembre 2005

 

Le porte-avions CLEMENCEAU, mis à flots en 1957, a été désarmé en 1997. Comme dans tous les navires de cette époque, l'amiante est partout : des parois du navire aux salles de machine en passant par l'isolation de l'ensemble des structures. L'amiante contenu dans le Clemenceau relève de la réglementation française, européenne et internationale sur la gestion et l'exportation des déchets.

Je vais tout d'abord résumer l'histoire du Clemenceau avant de présenter les enjeux des procédures judiciaires engagée par Ban Asbestos pour que soit respectée une exigence fondamentale des réglementations en vigueur (Convention de Bâle, Règlement européen sur l'environnement). Cette règle est la suivante : chaque pays doit gérer ses propres déchets. Le démantèlement des navires - qui comporte une part importante de gestion des déchets en particulier le désamiantage - doit être fait dans le pays d'origine de ces navires. 

2003 Un tour en Méditerranée à la recherche d'un chantier de désamiantage peu regardant sur la réglementation

Le Clemenceau a une première fois été vendu, en 2003, à une société espagnole qui a tenté - au mépris du contrat avec l'Etat français - de procéder aux opérations de désamiantage en Turquie, où la réglementation en matière de désamiantage est plus souple, ce qui a conduit le Gouvernement français à résilier le contrat et à remorquer le navire vers son ancien port d'attache, le port de Toulon. 

2004 Une multinationale de l'acier -Thyssen - s'intéresse à la coque de l'ex-porte avion Clemenceau

Un contrat de désamiantage et de démantèlement de la coque du navire a été signé le 23 juin 2004 entre l'Etat et le consortium étranger Ship Decomissionning Industries Corporation (SDI), filiale du groupe allemand Thyssen : une partie du désamiantage doit être effectuée en France, dans le cadre d'un contrat de sous-traitance. Au terme de cette première phase de désamiantage, il est prévu d'acheminer le navire en Inde afin d'y procéder au désamiantage du reliquat d'amiante puis au démantèlement du navire. 

2005Ban Asbestos interroge le Ministère de la Défense

Des opérations de désamiantage partiel du Clemenceau se déroulent donc en France à Toulon, entre novembre 2004 et mars 2005. Par courrier en date du 1er février 2005, le Directeur adjoint du cabinet civil et militaire du Ministère de la Défense apporte des précisions au Président de l'association BAN ASBESTOS FRANCE sur les prétendues conditions du désamiantage du porte-avions CLEMENCEAU dans les termes suivants :

" le désamiantage réalisé dans le port militaire de Toulon comprend le retrait de l'amiante visible et directement accessible sans travaux de découpe ou de déconstruction portant atteinte à l'intégrité du navire. Il est en effet nécessaire de préserver la structure du navire pour permettre son exportation vers un chantier de démolition. Dans la pratique, 90% de l'amiante sera enlevé, le reliquat, environ 22 tonnes, sera traité en Inde par la société Luthra Group sous l'encadrement de la société française Technopure, responsable du désamiantage à Toulon "

 Le Ministère reconnaît ainsi le projet d'exporter en Inde le navire partiellement désamianté et qui contiendra encore au minimum 22 tonnes d'amiante, au mépris de la santé des travailleurs qui seraient chargés du désamiantage en Inde et de la réglementation internationale sur l'exportation des déchets. 

Un désamiantage partiel et sommaire : Ban Asbestos-France engage une procédure judiciaire contre l'Etat et SDI

Un article de Eliane PATRIARCA paru dans le Journal LIBERATION en date du 15 Mars 2005 indique :

" Le contrat passé par l'Etat en Juin dernier avec la société allemande SDI prévoit un désamiantage partiel du navire à TOULON effectué par le sous-traitant TECHNOPURE."

Un sous-traitant qui se pose aujourd'hui beaucoup de questions :

- D'abord sur le tonnage d'amiante contenu dans le navire. Selon SDI, le CLEMENCEAU contenait 220 tonnes d'amiante, dont 90 % devaient être retirés à TOULON et 10 %, soit 22 tonnes en Inde. Mais TECHNOPURE affirme n'avoir enlevé que " 75 à 80 tonnes d'amiante, plus 180 tonnes de ferraille contaminée ". " Nous avons dû travailler sans savoir combien d'amiante contenait exactement le bateau, déplore TECHNOPURE, car il n'y a jamais eu de diagnostic amiante fait sur le CLEMENCEAU. " L'entreprise affirme qu'elle aurait pu en retirer beaucoup plus si SDI l'avait voulu… et avait accepté d'en payer le prix. " Dans ces bateaux tous les sols sont amiantés. Pour le CLEM et ses 30.000 m2 au sol, cela représente quelques 180 tonnes ! " Or le contrat avec SDI excluait toute intervention sur les sols qui n'aurait pas empêché le bateau de prendre la mer.

- Deuxième interrogation : la formation au désamiantage du personnel indien. Au Ministère de la Défense, comme chez SDI, on explique que la fin du CLEM représente un projet pilote, pionnier pour la création en Inde d'une filière propre de dépollution et de démantèlement conforme aux normes occidentales. Selon leurs avocats, " les sous-traitants indiens choisis sont certifiés ISO 9001 (gestion) 14001 (environnement) et 18001 (prévention, hygiène et sécurité). " " C'est la première fois qu'on porte en Inde autant d'attention à toutes ces normes ", ont-ils assuré, louant le " transfert de technologies " entre la France et l'Inde. Selon SDI, des représentants de la société indienne devaient venir en FRANCE se familiariser avec le chantier de désamiantage à TOULON, TECHNOPURE et SDI assurant ensuite le contrôle des travaux en Inde. Un scénario idéal de coopération Nord-Sud, dont le Ministère de la Défense se portait garant devant les associations plaignantes, le mois dernier par courrier. Mais le 15 Février dernier, la fin du chantier approchant, la Société TECHNOPURE a préféré dénoncer la clause du contrat la liant à SDI dans laquelle elle s'engageait à informer et familiariser les représentants des sociétés indiennes. " Nous avions demandé, dans notre contrat, à recevoir les salariés indiens par groupe de cinq durant un mois et demi pour une formation efficace. Mais nous n'avons jamais vu aucun représentant indien sur le chantier ", regrette TECHNOPURE. L'entreprise devait aussi, par contrat, laisser du matériel de désamiantage à bord à destination du personnel indien : masques, combinaisons jetables, déprimogènes… " Personne ne nous a dit pour combien de travailleurs, déplore TECHNOPURE qui affirme n'avoir pu obtenir de plan de travail pour la dépollution en Inde.Cette légèreté de SDI nous a poussés à dire stop. Dans ces conditions, nous n'étions pas en mesure de respecter nos engagements. "

TECHNOPURE vient d'achever son chantier de désamiantage entamé en Novembre et va restituer le navire à l'Etat cette semaine. Mais se dit incapable d'affirmer combien il reste d'amiante à bord, laissant entendre qu'il s'agit de bien plus de 22 tonnes.

Dans un article paru le lendemain, TECHNOPURE affirme que " seul l'amiante friable qui se trouvait dans le compartiment machines et les deux catapultes a été retiré ".

Il apparaît donc, selon les déclarations du sous-traitant TECHNOPURE effectuées au Journal LIBERATION, que les écritures déposées par l'Etat Français devant le Président du Tribunal de Grande Instance de PARIS sont contraires à la vérité.

En particulier 30.000 m2 de sol qui auraient pu faire l'objet d'un désamiantage sans compromettre la navigabilité du bâtiment n'ont pas été traités. L'indication selon laquelle 22 tonnes d'amiante resteraient en place sur l'ancien porte-avion, ne correspond pas à la réalité.

L'affirmation de l'Etat Français selon laquelle : " le sous-traitant indien bénéficie d'un transfert de technologie, ses salariés étant formés à TOULON sur le navire, et de rapport d'expertise sur l'amiante enlevé sur les secteurs où il en subsiste. ", correspond également à une fausse déclaration de l'Etat, puisque aucun salarié indien n'a été formé par TECHNOPURE qui a dû sur ce plan dénoncer la clause du contrat la liant à SDI, les déclarations de la société TECHNOPURE dans le journal LIBERATION ne permettant pas de savoir si l'Etat a été informé de la défaillance de SDI dans ce domaine.

Si l'on ne pouvait imposer que la coque de l'ex porte-avions Clémenceau soit désamiantée et démantelée en France, elle serait remorquée vers la baie d'Alang en Inde pour y être vendue à l'état de ferraille. C'est dans la Baie d'Alang que serait réalisée la fin du désaiantage et le démantèlement du navire. 

Qu'en est-il des chantiers de la baie d'Alang ?… un Bhopal à petits feux

Plusieurs enquêtes - en particulier celles de Greenpeace International en 1998, 2000 et 2002 - ont révélé la réalité d'une plage d'une dizaine de km de long où viennent s'échouer, poussés par des marée dont les amplitudes sont parmi les plus fortes du monde, des centaines de navires venant du monde entier. Entre mai 2001 et mai 2002, 264 bâtiments ont été ainsi vendus aux ferrailleurs indiens, les plus importants chantiers occupant la baie d'Alang. Aujourd'hui avec plus de trois cents navires démolis chaque année, Alang est le plus grand cimetière de navires du monde.

La plage d'Alang est divisée en 184 parcelles, dont la plupart n'ont qu'une trentaine de mètres de large. Ces parcelles sont réparties entre une centaine d'entreprises. Entre 25.000 et 40.000 personnes, selon les périodes, y travaillent, les plus jeunes ayant à peine 17 ans, toutes pataugeant dans une boue extrêmement polluée. Les femmes transportent sur leurs têtes tous les objets les moins lourds, extraits des épaves (y compris des déchets d'amiante). Les hommes - une multitude - sont occupés à dépecer les navires au chalumeau et à traîner par groupes de dix ou vingt, tôles, poutrelles et toutes pièces métalliques accrochées à de longs câbles. D'autres, toujours en groupe, transportent ces pièces sur leurs épaules. D'autres encore, sur la plage constamment enfumée brûlent les huiles et tous les déchets non susceptibles de revente. Seules, de temps à autre, apparaissent de petites grues, l'étroitesse des parcelles empêchant toute mécanisation des opérations. Les équipements de protection individuelle et collective sont quasiment inexistants. Tout au plus des casques ont été fournis. De temps à autre, un foulard masque le nez et la bouche du travailleur, la découpe de la coque au chalumeau s'effectuant sans masque et le plus souvent sans lunettes. Les accidents du travail sont quotidiens, y compris ceux provoqués par des explosions et incendies quand la flamme des chalumeaux touchent des poches de gaz, d'huile ou de carburant. Officiellement on dénombre un trentaine de décès chaque année, mais ce chiffre n'inclut pas tous ceux qui meurent de maladie. Il est donc largement sous-estimé.

L'ensemble des chantiers apparaît comme une immense fourmilière, de surcroît en été transformée en une fournaise où la température atteint aisément les 50°C, ce qui rend quasiment impossible l'utilisation des équipements de protection individuelle utilisés dans les opérations de désamiantage en climat tempéré. Les travailleurs logent, en grande majorité, au plus près des chantiers, à plusieurs dans le même baraquement, au sein de bidonvilles sans eau courante, juste au-delà de la route qui court, parallèlement à la plage. Le sol et l'air y sont presque aussi pollués que sur les chantiers, la promiscuité, la pollution et la malnutrition entraînant une haute incidence de maladies graves (malaria, tuberculose, lèpre et maintenant sida, sans compter les maladies professionnelles). 

Une pollution très grave sous de multiples formes est omniprésente tant sur les chantiers que dans l'environnement terrestre et maritime.

L'amiante par exemple est partout, venant de la destruction des calorifugeages, des cloisons, plafonds et de multiples lieux au sein des navires où il assurait l'isolation thermique et même phonique. Lors des opérations de démantèlement, l'amiante est arraché sans la moindre précaution à mains nus, à la barre à mine, ou dispersé sous le feu des chalumeaux. Dans les reportages filmés de Greenpeace International de 1998 et 2000, on voit même un ouvrier étalant à la main, par terre, pour le faire sécher, de l'amiante bleu (crocidolite, la variété d'amiante la plus dangereuse) en vrac. Cet amiante sera ensuite revendu dans quelques unes des multiples échoppes situées le long des routes du voisinage. Ce polluant à lui tout seul engendrera des milliers de victimes de fibroses pleuro-pulmonaires et de cancers.

Mais la pollution par l'amiante n'est pas la seule. Les peintures contenant des pigments à base de plomb et de chrome VI sont extrêmement fréquentes dans les navires et engendrent des nuages de toxiques sous le feu des chalumeaux, d'où l'apparition inévitable des multiples et diverses manifestations du saturnisme, et, à terme l'apparition de cancers.

Les peintures de coque de navires contenant du tributylétain (TBE), un pesticide utilisé pour éviter les dépôts de mollusques et coquillages divers sous la ligne de flottaison, sont à l'origine d'une grave pollution des milieux marins et sont désormais interdits d'utilisation, mais les bateaux n'ont pas loin de 30 ans d'âge en moyenne quand ils viennent finir leur vie à Alang, et les analyses de Greenpeace ont montré sur place une pollution considérable de l'eau, des sédiments et des sols par le TBE et secondairement par d'autres dérivés organiques de l'étain, redoutables pour leur neurotoxicité.

Quant aux biphénylpolychlorés (les PCB) on les trouve dans les navires non seulement à l'état liquide dans les transformateurs, mais à l'état solide dans les peintures, dans de multiples appareils électriques, dans des gaines de câbles, etc., en raison de leur inertie chimique et de leur résistance au feu. Sous la flamme des chalumeaux, à très haute température, ils donnent des dioxines et des furanes, composés non seulement cancérogènes mais responsables de diverses atteintes en particulier du système immunitaire.

Enfin les multiples feux sur les plages et la flamme des chalumeaux produisent des nuages de fines poussières, riches en hydrocarbures polycycliques aromatiques, les HPA, premiers cancérogènes repérés dès le 18ème siècle comme étant à l'origine du cancer du scrotum des ramoneurs, et connus maintenant comme l'une des principales familles de cancérogènes, à l'œuvre dans les cancers de la peau, des poumons, de la vessie, etc.. Et là encore les analyse de sols et de sédiments réalisées par Greenpeace ont révélé des taux inquiétants.

Au final il apparaît que les ouvriers vivent en permanence dans une atmosphère hautement polluée qui est déjà et qui sera plus encore demain à l'origine d'une multitude de maladies et de décès. Un spécialiste allemand en santé-travail, accompagnant la délégation de Greenpeace en 1998, a estimé qu'au moins un quart des travailleurs seraient atteints prématurément par des cancers professionnels, ce qui est sans doute une estimation à minima si l'on tient compte des probables effets de synergie entre les différents polluants. 

En 1998 il était comptabilisé, de par le monde, une mise au rebut annuelle d'environ 700 navires. Depuis le nombre de navires envoyés chaque année au démantèlement n'a fait qu'augmenter et l'interdiction des navires à simple coque - survenue le mois dernier - ne va faire qu'accélérer ce mouvement.

Parallèlement, si dans les années 1970, des pays comme l'Espagne et la Grande-Bretagne avaient développé des chantiers de démantèlement hautement mécanisés, ce sont les chantiers asiatiques (Inde en tête) qui, dès le début des années 1980 ont pris le relais dans le cadre de stratégies de sous-traitance des firmes multinationales de l'acier, en cassant les prix, sans investissement majeur, en employant une main d'œuvre nombreuse, sous payée et livrée sans défense à une grave surexposition à des toxiques majeurs.

Devant les protestations internationales quelques mesures ont été prises, dérisoires, par exemple des panneaux - en anglais - appelant à respecter la sécurité (No safety, Know pain. Know safety, No pain), des casques ont été distribués. Rien à voir avec les investissements lourds qu'implique un chantier de désamiantage, sans parler de la prévention face aux autres polluants.

Et rien ne changera sans une remise en cause totale de tels chantiers, ne serait-ce que parce que la technique d'échouer sur une plage un énorme navire face à un chantier de 30 m de largeur, ne peut pas permettre d'appliquer un plan correct de sécurité. Au delà, il faut considérer dans quelle situation se trouve aujourd'hui l'Inde en matière de santé des travailleurs. Dans la réglementation indienne, l'usage de l'amiante est toujours autorisé et il n'y a pas de normes strictes de prévention. C'est encore le règne de " l'usage contrôlé " préconisé par les firmes multinationales de l'amiante présentes en Inde. Ceci s'inscrit dans un contexte social où salaires, conditions de travail et protection sociale sont sans rapport avec la situation des pays européens, ce qui justifie les stratégies des multinationales de l'acier qui peuvent ainsi abaisser les coûts du démantèlement des navires. Sur de tels chantiers la mise aux normes européenne en matière de sécurité signifierait une transformation sociale profonde de l'organisation du travail en Inde, voire de la société indienne dans son ensemble. 

L'illégalité du transfert du Clemenceau vers l'Inde pour démantèlement

Le transfert du navire se ferait en méconnaissance de la réglementation existante en matière d'exportation de déchets dangereux. Que dit la réglementation française ?:

Le décret n° 90-267 du 23 mars 1990

Ce décret, relatif à l'importation, à l'exportation et au transit de déchets générateurs de nuisances, prévoit en son article 18 que l'exportation des déchets visés à son annexe I, au nombre desquels on trouve " toute matière, substance ou produit dont l'utilisation ou la mise sur le marché est interdite dans le pays exportateur " et " les déchets contenant de l'amiante ", est subordonnée à une autorisation délivrée par le ministre chargé de l'environnement " au vu de l'accord préalable de l'Etat de destination ".

L'article L. 541-40 du Code de l'environnement

Le transfert du navire serait également contraire aux dispositions de l'article L. 541-40 du Code de l'environnement, qui prévoit que l'exportation des déchets est interdite lorsque le destinataire " ne possède pas la capacité et les compétences pour assurer l'élimination de ces déchets dans des conditions qui ne présentent pas de danger ni pour la santé humaine ni pour l'environnement ". La Cour Suprême d'Inde, dans une décision en date du 14 octobre 2003, a considéré précisément que l'Inde devait participer aux réunions concernant le démantèlement des navires, avec un mandat clair impliquant l'obligation de décontamination des navires pour des substances dangereuses telles que l'amiante…. avant toute exportation vers l'Inde (article 70-2 (2)).

Et l'Europe ?

Le Règlement (CEE) n° 259/93 du Conseil du 1er février 1993

Le transfert du navire en Inde serait également contraire aux dispositions du Règlement (CEE) n° 259/93 du Conseil du 1er février 1993 concernant la surveillance et le contrôle des transferts de déchets à l'entrée et à la sortie de la Communauté européenne, qui prévoit en son article 14 que " sont interdites toutes les exportations de déchets destinés à être éliminés " et en son article 26-1 que " constitue un trafic illégal tout transfert de déchets … qui est contraire aux articles 14… ".

Ces règles françaises et européennes ne font qu'appliquer les dispositions de la convention de Bâle.

La convention de Bâle du 22 mars 1989

Le transfert du navire est contraire aux dispositions de la Convention de Bâle sur le contrôle des mouvements transfrontières de déchets dangereux et de leur élimination, convention signée par la France et l'Inde et entrée en vigueur le 5 mai 1992.

L'amiante présent dans le navire, qui figure parmi la liste des déchets dangereux au sens de l'article 1 de la Convention, constitue bien un déchet au sens de son article 2-1, puisqu'il s'agit d'une " substance ou objet qu'on élimine, qu'on a l'intention d'éliminer ".

Or, l'article 4-9 de la Convention prévoit que les mouvements transfrontières de ce type de déchets ne sont autorisés " que si l'Etat d'exportation ne dispose pas des moyens techniques et des installations nécessaires ou des sites d'élimination voulus pour éliminer les déchets en question selon des méthodes écologiquement rationnelles et efficaces ", ce qui n'est manifestement pas le cas concernant la France. Il s'agirait donc d'un trafic illicite au sens de l'article 9-1 de la Convention.

L'action en justice contre l'Etat français et la société SDI, menée pour l'association Ban Asbestos, par les avocats François Lafforgue et Jean-Paul Teissonnière, est en cours depuis mars 2005. La bataille juridique a été engagée par la partie adverse sur le terrain de la procédure et non d'un procès au fond. Nous attendons une décision de la cour d'appel de Paris le 11 octobre 2005. Néanmoins, le Clemenceau qui devait quitter la France pour la baie d'Alang en mars est toujours à quai à Toulon. Etrangement, une seconde opération de désamiantage a été faite au cours de l'été…

 Conclusion

Le rapport de force engagé depuis plusieurs années par des associations telles que Geenpeace et Ban Asbestos contre le transfert des navires en fin de vie donne visibilité aux nouvelles formes de transfert de risque et de double-standard entre pays de conditions salariales inégales. La " ballade du Clemenceau " est emblématique à plusieurs titres. Tout d'abord elle illustre non seulement de ce double-standard mais la résistance qu'opposent les multinationales et les états à appliquer la réglementation de protection de la santé des travailleurs dès lors que des intérêts économiques puissants sont en jeu. Mais Le Clemenceau, navire de prestige de la marine française, est emblématique d'un choix politique majeur à venir, à savoir ce qui adviendra, en France et probablement dans les autres pays européens, des navires en fin de vie de la marine militaire et de la marine marchande. Plusieurs bateaux de la marine nationale sont actuellement en attente… Pour nous militants contre l'amiante, il s'agit de refuser le repli sur de fragiles victoires. Certes, l'Europe a interdit l'amiante mais nous devons aller plus loin et assumer intégralement les conséquences de l'utilisation massive d'amiante sur notre continent. Cela signifie en particulier d'assurer par nous-mêmes, dans des conditions effectives de sécurité, l'ensemble des opérations de désamiantage des navires aussi bien que des bâtiments publics, des écoles, des usines…. Tel est l'enjeu de la bataille judiciaire engagée autour du départ éventuel vers l'Inde de la coque de l'ex-porte-avion Clemenceau, qui a déjà entraîné la mort de nombreux travailleurs de l'amiante, ceux qui dans les chantiers navals ont assuré sa construction il y a près de 50 ans, mais aussi tous les marins, mécaniciens et soldats qui, pendant des décennies, ont navigué au contact de l'amiante.



 

 INTERVENTION de NICOLE VOIDE (BAN ASBESTOS FRANCE) à BRUXELLES

 

Mon frère est la première victime connue de la contamination à l'amiante d' Aulnay-Sous-Bois, notre ville natale dans la région parisienne en France. En 1995, il déclare un mésothéliome (cancer de la plèvre). C'est le choc et la douleur pour notre famille. Je ne me fais pas à cette idée qu'il puisse mourir et j'espère un traitement miracle. Nous n'avons que 18 mois d'écart d'âge mais nous étions affectivement comme des jumeaux J'ai été fixée tout de suite sur les ravages de ce matériau sur la santé car lors de l'élection européenne de la même année, j'avais commandé " le livre noir de l'amiante " proposé par le groupe des Verts européens. Formidable livre mais terrible lecture pour moi dont le frère était touché.

Le pneumologue qui le suivait nous ayant indiqué qu'il avait énormément de fibres d'amiante sur la plèvre, preuve de son exposition, j'ai rapidement voulu savoir où il avait pu les respirer.

Dans un premier temps, je me suis tournée vers son travail (mécanicien à Air France) mais après vérification cette piste s'est avérée fausse (il n'exerçait ce métier que depuis 4 ans et le délai de latence de cette maladie se situe entre 10 et 50 ans et, d'autre part, ni son atelier ni les réacteurs des avions n'avaient été floqués à l'amiante).

Je n'ai eu de cesse alors de faire des recherches auprès de la population environnante de cette usine fermée en 1991, auprès de la Mairie et de la Préfecture.

Et j'ai découvert qu'une de nos voisines d'enfance à Aulnay-Sous-Bois avait habité dans une petite maison mitoyenne de l'usine et elle me parla alors de " l'usine d'amiante " située à 100 mètres de notre domicile familial et de la poussière qui en sortait et recouvrait les alentours (mon frère a toujours vécu à 100 mètres de l'usine, moi jusqu'à mon mariage et nous allions à l'école se trouvant à 50 mètres de l'usine).

Les premiers documents confirmant ces dires m'ont été donnés par un voisin de l'usine d'amiante CMMP (Comptoir des Minéraux et Matières Premières), toujours présent au moment de la maladie de mon frère et qui s'était battu avec d'autres riverains (en vain) contre les méfaits de cette usine de broyage d'amiante et de mica.

J'ai écrit et téléphoné ensuite à la Mairie et à la Préfecture mais pas de réponse concernant la période après la guerre de 39-45 sur l'amiante dont le broyage, officiellement, n'aurait pas été repris . Alors que les riverains m'affirmaient le contraire.

J'ai donc dû ruser une première fois, en Mairie, pour consulter le dossier de cette usine classée dangereuse en 1938 et obtenir copie du plan de l'atelier d'amiante et l'autorisation d'ouverture de l'usine dont un paragraphe parlait des conditions à respecter pour ne pas exposer l'environnement à la poussière d'amiante. En Préfecture, sitôt que j'eu prononcé le mot " amiante " plus personne ne voulait me répondre.

Ensuite, pour obtenir d'autres documents officiels prouvant le broyage d'amiante au CMMP et le non respect de la règlementation en matière de poussières, il a fallu en appeler à la CADA (Commission d'Accès aux Documents Administratifs) organisme qui oblige les autorités publiques à laisser consulter les dossiers aux citoyens et à en obtenir des photocopies.

Je voulais tout savoir sur cette usine car ma conviction était que c'était là que mon frère avait été contaminé. Tout comme moi même qui suis atteinte de plaques pleurales, preuve de ma contamination à l'amiante.

Je n'ai jamais été guidée par la vengeance mais par un esprit de justice et je voulais que les industriels et les autorités qui les ont soutenus sachent qu'ils ne peuvent pas impunément faire n'importe quoi pour gagner de l'argent sans s'occuper des conséquences de leurs actes répréhensibles. J'ai promis à mon frère d'aller jusqu'au bout de cette démarche.

En même temps que je cherchais de plus en plus de preuves contre les méfaits sanitaires de cette usine, j'ai accompagné mon frère tout au long de sa douloureuse maladie qui l'a emporté 18 mois plus tard. Il faut avoir vu et entendu une crise d'étouffement d'un malade, il faut avoir vu l'état de délabrement physique dans lequel cette maladie le met pour mesurer l'horreur de cette maladie et je ne parlerai pas de la douleur morale de laisser derrière soi une femme, des enfants dont une enceinte, une mère (qui parlait d'assassinat car il n'est pas mort de mort naturelle) et deux soeurs.

A sa mort, anéantie, je n'arrivais plus à faire de démarches de recherches auprès des autorités et des riverains alors mon mari, convaincu lui aussi de la responsabilité du CMMP, avec le même esprit de justice, a pris le relais et il a passé des journées entières à consulter les compte-rendus municipaux de l'époque où l'usine avait été en activité et il a trouvé un nombre incalculable de documents prouvant le non respect des normes de sécurité en matière de poussières (jusqu'à 3 mm de poussières d'amiante dans l'environnement de l'usine). Il s'occupait des contacts, je faisais la secrétaire pour toutes les démarches.

En deux ans, nous avons réussi à obtenir un dossier réunissant assez de preuves pour pouvoir porter plainte contre X et, en 1997, une enquête judiciaire démarrait qui allait durer jusqu'en 2000 année où un juge d'instruction a été nommé avec pour chef d'accusation " homicide involontaire ".

Pour nous, le mot " involontaire " n'est pas de mise mais la justice suit son cours. Aujourd'hui, nos avocats se battent pour que le CMMP soit mis en examen en tant que personne morale et décision sera rendue le mois prochain.

Un vrai travail de fourmi, à deux, pendant 5 ans, soutenus et conseillés dès le début par Patrick HERMAN (président de BAN ASBESTOS FRANCE), Henri PEZERAT et Annie THEBAUD-MONY (fondateurs de BAN ASBESTOS FRANCE en 1995) et d'ANDEVA (Association Nationale de Défense des Victimes de l'Amiante en 1996).

Au fil des ans, nous avons nous-mêmes recensé 50 cas de maladies dûes à l'amiante se situant dans un rayon de 500 mètres de l'usine CMMP et ce n'est malheureusement que la partie immergée de l'iceberg.

En 2000, mon mari et moi avons organisé une réunion publique dans le quartier de l'usine incriminée. Nous avons distribué pour cela plus de 4000 tracts dans les boîtes aux lettres. Nous espérions la présence d'une vingtaine de personnes, il en est venu 100 et les premiers malades se sont fait connaître à cette occasion.Un certain nombre ont également porté plainte en justice donnant encore plus de poids au dossier juridique.

Nous avons décidé alors la création d'un collectif de riverains du CMMP (60 au départ, aujourd'hui 190 personnes). Avec lui nous nous sommes battus pour faire cloturer correctement le site dangereux de l'usine laissée à l'abandon, non décontaminée, avec un silo à ciel ouvert rempli d'eau stagnante, squattée par grands et petits. Puis, lorsque nous avons appris par un riverain du collectif qu'un projet de démolition et de construction d'une zone pavillonnaire était prévue, nous avons aussitôt alerté les parents d'élèves de l'école voisine, les élus de gauche du Conseil Municipal, les élus " Verts ", le Conseiller Général et le Conseiller Régional. Tous nous ont soutenus et sont intervenus auprès des autorités publiques (Mairie, Préfecture, Ministères, Conseil Général et Régional) afin d'obtenir un désamiantage et une déconstruction du site dans les normes requises. Devant cette mobilisation, le Maire d'Aulnay a enfin accepté de créer un Comité de Suivi sur cette question.

En Avril 2005, ce ne sont plus deux individus mais 5 Associations (*) qui ont organisé une manifestation devant le siège de l'usine CMMP d'Aulnay-Sous-Bois. 300 personnes ont répondu " présent " pour obtenir la reprise des discussions avec la Préfecture sur les mesures immédiates à prendre compte-tenu du danger pour les enfants de l'école mitoyenne (toitures en fibro-ciment qui s'envolent, poussières d'amiante et autres toujours présentes dans les ateliers dont les murs et les toitures sont troués) désamiantage et déconstruction dans les normes règlementaires, étude épidémiologique, recensement des malades.

Grâce à la réussite de cette manifestation, le Préfet a été contraint de reprendre les discussions et il s'est enfin engagé à faire entreprendre une étude épidémiologique et un recensement des victimes. De son côté, le pollueur se bat pour ne pas payer cette décontamination (coût : 2 millions d'euros).

Depuis 9 ans, nous apprenons régulièrement la mort de victimes ayant soit travaillées, soit habitées près de cette usine et nous découvrons malheureusement de nouvelles victimes. Notre intervention depuis des années auprès des médias a aussi porté ses fruits car les pouvoirs publics sont toujours très sensibles à ce genre de pressions. Les médias nous aident pour créer un rapport de force favorable aux décisions qu'il faut prendre dans l'intérêt des riverains. Il est vrai que l'actualité sur l'amiante et ses morts est impressionnante.

Pour finir, je dirais que, dans cette affaire, il y a 4 scandales :

1. La construction de cette usine d'amiante CMMP a été faite à 50 mètres d'une école maternelle et primaire et en plein centre ville alors que les autorités savaient les dangers mortels de ce matériau

2. Le CMMP a violé la règlementation française sur l'hygiène

3. Les autorités publiques d'hier ont laissé faire malgré les plaintes incessantes des riverains, des parents d'élèves et des élus locaux

4. Les autorités publiques d'aujourd'hui ont cherché à cacher la réalité de la contamination passée et ne brillent pas par leur vivacité à agir pour remédier au danger actuel et aux décisions à prendre pour décontaminer et déconstruire le site pollué

Septembre 2005

 

(*) LE COLLECTIF DES RIVERAINS ET VICTIMES DU CMMP (représenté par Gérard Voide)

LES PARENTS D'ELEVES DE L'ECOLE DU BOURG

BAN ASBESTOS FRANCE (représentée par Annie Thébaud-Mony et Nicole Voide)

ADDEVA 93 (association départementale de Seine-St-Denis d'aide aux victimes de l'amiante)

AULNAY ENVIRONNEMENT (association écologique)