Eternit, multinationale de victimes de l'amiante
En écho au premier grand procès pénal de l'amiante, qui se tient à Turin et oppose deux ex-patrons d'Eternit, la multinationale leader du fibrociment, à quelque 6000 parties civiles italiennes, c'est la multinationale des victimes qui s'est incarnée mardi dans la capitale piémontaise. A l'initiative de Ban Asbestos, le réseau mondial pour l'interdiction de la fibre assassine, un colloque a réuni des représentants des associations de victimes venus d'Europe, mais aussi d'Amérique latine et d'Asie. Au fil de ces témoignages s'est dessinée une même stratégie, appliquée par le groupe Eternit depuis le début du XXe siècle - lorsque le procédé d'amiante-ciment a été breveté - de Turin à Lima, de Brest à Tokyo, de Bruxelles à Albi Une stratégie que les cinq ans de l'instruction menée par le procureur de Turin, Raffaele Guariniello, lui ont permis de décrypter et qui sera la clé de voûte de l'accusation. Annie Thébaud- Mony, porte-parole de Ban Asbestos France, dénonce une "terrible détermination à construire le profit au prix de milliers de vies", malgré la connaissance que les industriels avaient des risques mortels, établis depuis 1931. Industriels qui continuent de sévir dans les pays en voie de développement.LES RISQUES MASQUÉS Partout, on a soigneusement caché aux ouvriers les dangers auxquels ils étaient exposés. La famille d'Eric Jonckheere vivait ainsi à une trentaine de kilomètres de Bruxelles, à Kapelle, entre deux usines Eternit. Enfant, il jouait dans la friche où étaient stockées à ciel ouvert les scories de fabrication. La poussière blanche nappait les légumes du potager. Son père, cadre de l'usine, est mort d'un mésothéliome (cancer de la plèvre dû à l'amiante) en 1987. Sa mère aussi, en 2000, à 59 ans, juste pour avoir vécu à côté du site. Puis deux de ses frères. Lui-même est atteint de plaques pleurales. "A l'époque, on ignorait tout des dangers, raconte-t-il. Aux francophones, on disait que ce qui était dangereux, c'était l'asbeste [autre nom de l'amiante, utilisé par les Anglo-Saxons, ndlr] et pas l'amiante; aux néerlandophones, on disait l'inverse. " Avec, parfois, la complicité des médecins. "A la mort de mon père, se souvient Eric Jonckheere, son docteur, qui était aussi le médecin du travail d'Eternit, a invoqué le tabagisme. "
LE CYNISME PATRONAL Aux Pays-Bas où la première usine a ouvert en 1912, 485 personnes meurent chaque année de mésothéliome. Aux anciens ouvriers s'ajoutent les victimes environnementales. "La direction donnait les ardoises d'amiante-ciment défectueuses, cela servait à paver les rues ou isoler les toits, dit Bob Ruers, de l'Association des victimes d'Eternit Hollande. Elle savait que c'était dangereux, mais cela lui permettait d'économiser les coûts de transport et de retraitement des déchets."
LE LOBBYING INTENSIF Pour contrer les rares scientifiques qui dénonçaient les dangers de l'amiante, rappelle Jean-Marie Birbès, qui a travaillé à l'usine d'Albi, Eternit a promu, avec l'aide de scientifiques et de fonctionnaires du ministère du Travail, " l'usage contrôlé de l'amiante", affirmant qu'on pouvait travailler la fibre sans danger, moyennant quelques précautions : masques, filtres à poussière. En fait, seul un scaphandre complet peut protéger de la contamination et 3000 victimes de ce mensonge meurent chaque année en France d'un cancer dû à l'amiante. "En 1988, Eternit a organisé à Lima un congrès sur l'usage raisonné de l'amiante, témoigne Eva Delgado, du Pérou. Aujourd'hui, Eternit ne reconnaît toujours pas les maladies de l'amiante et le ministère de la Santé péruvien a supprimé toutes les données épidémiologiques et nie tout problème."
LES ENTRAVES À LA JUSTICE Au Brésil, Eternit fait jouer le droit, explique Mauro de Azevedo Menezes, avocat de l'association brésilienne des victimes. L'entreprise a ainsi attaqué une loi de l'Etat de São Paulo qui interdisait l'amiante. Bataille perdue: en 2008, ce texte a été reconnu constitutionnel. Mais dans les autres Etats, Eternit Brésil bénéficie du soutien de l'Institut brésilien du chrysotile, qui assure que cette catégorie de fibres d'amiante n'est pas dangereuse. En Inde, le deuxième pays plus gros consommateur d'amiante après la Chine, le Canada (lire ci-dessus) promeut "l'usage sûr de son amiante chrysotile", témoigne Madhumita Dutta, de Ban Asbestos Inde, qui ajoute: "En plus des deux mines indiennes d'amiante, où femmes et enfants manient la fibre à mains nues, nous en importons de plus en plus de Russie ou du Canada. Mais le gouvernement indien nie l'existence de maladies dues à l'amiante et a fait disparaître toutes les données sur le nombre de malades et de décès."
LA PRESCRIPTION Franco Basciani, ex-ouvrier de l'usine Eternit de Niederurnen, en Suisse, représente les migrants italiens venus chercher du travail en Suisse et qui y ont trouvé la maladie ou la mort. "En Suisse, le délai de prescription pour une indemnisation de maladie professionnelle est de dix ans et se calcule à partir de la date d'exposition.Mais l'amiante provoque des maladies, cancers du poumon ou de la plèvre, qui ne se déclarent que vingt ou trente après. J'ai travaillé chez Eternit de 1980 à 1992. Si je tombe malade, que se passera-t-il ?" demande-t-il.